“Le cœur du Dharma, karma et vacuité” de Lama Yéshé, traduit par l’équipe des Éditions Mahayana, figure dans le numéro d’automne 2019 de “Sagesses bouddhistes le mag” (le magazine de l’UBF- Union Bouddhiste de France).
Nous vous le proposons comme premier enseignement du mois des Éditions Mahayana.
Vous vous intéressez tous au Dharma et à la méditation. Mais qu’est-ce que le Dharma, et comment méditer ? Fondamentalement, le Dharma, c’est tout ce qui diminue nos illusions, nos pensées perturbatrices ; c’est tout ce qui nous apporte la paix de l’esprit et nous libère de la confusion et de la souffrance.
Le Dharma du Bouddha enseigne les méthodes pour purifier l’esprit des négativités et pour développer au maximum notre potentiel humain. Certaines d’entre elles, comme ne pas nuire aux autres, développer la compassion et pratiquer la générosité, sont partagées par d’autres traditions philosophiques et religieuses. D’autres méthodes sont uniquement bouddhistes. Deux d’entre elles, le karma et la vacuité, constituent le cœur du Dharma. Le karma est la loi de cause à effet et la vacuité est la nature ultime de la réalité, dénuée de toute conception erronée.
Commençons par le karma. Chaque action effectuée par le corps, la parole ou l’esprit finit par produire une réaction spécifique. Par exemple, une attitude non-vertueuse aboutira assurément à des problèmes et de la souffrance, alors qu’un esprit vertueux, pur et clair apporte toujours le bonheur. Nous avons tous remarqué que lorsque notre esprit est envahi par la confusion, tout ce que nous disons sort de manière confuse. Cet exemple illustre l’évolution corrélée qui existe entre toute action et ses conséquences. Bien que cette relation semble évidente lorsqu’on l’analyse, elle ne l’est pas toujours. Quand nous nous surprenons à dire quelque chose d’insensé ou de méchant, nous sommes tentés de dire : « Oh, je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça, c’est juste sorti comme ça. » C’est une erreur de supposer que nos actions incontrôlées n’ont pas de cause spécifique. Aucun mot n’est jamais prononcé qui n’ait été motivé par une attitude soit positive, soit négative.
Comprendre le lien karmique entre causes et effets nous donnera l’énergie pour nous transformer. Néanmoins, il est essentiel d’aborder notre pratique avec patience et sagesse. Changer notre comportement habituel n’est pas facile. Ce n’est pas comme préparer un café instantané : cela prend du temps. Le changement se produit graduellement, parce que les diverses attitudes négatives et perturbations sont d’une intensité variée. Chaque problème mental doit donc être traité en fonction de sa nature particulière, qu’il soit extrêmement subtil et profondément ancré dans notre conscience, ou tout à fait évident et à notre portée. L’approche logique consiste à se concentrer d’abord sur la purification des négativités grossières avant d’essayer d’extirper les plus subtiles. L’important, c’est que nous pouvons dès maintenant éliminer les défauts les plus évidents. Il est beaucoup plus sage de travailler sur ce qui a une chance de réussir, plutôt que de tendre vers l’impossible.
Par exemple, lorsqu’on lave un chiffon sale, il est impossible d’éliminer immédiatement les taches et les odeurs. Le lavage initial s’attaque à la première couche de saleté, mais ce n’est qu’après l’avoir lavé et essoré deux ou trois fois que toutes les taches partent enfin. Les perturbations racine (l’attachement, la colère et l’ignorance) sont les taches qui polluent notre esprit et, parmi elles, l’ignorance de la réalité est la plus profondément ancrée et la plus difficile à éliminer. Nettoyer l’esprit est un processus évolutif et le seul moyen d’assurer un changement positif consiste à travailler maintenant sur les perturbations grossières, et à s’attaquer plus tard aux plus subtiles.
Tout au long de votre pratique du Dharma, ne cherchez jamais à vous dépasser, mais au contraire à rester dans votre zone de confort pour faire seulement ce qui est possible sur le moment.
Si vous poussez au-delà de vos propres capacités, vous risquez de bouleverser tout votre système nerveux et d’entraîner une réaction extrêmement négative ; vous pourriez même complètement abandonner l’idée de vouloir faire face à vos perturbations.
Nous avons beau être des adultes, nous avons un esprit d’enfant. L’esprit d’un enfant exige une tendresse particulière, il faut s’en occuper avec une grande habileté et une grande patience. Il ne supporte pas la pression ni d’être poussé au-delà de ses limites. Et pourtant, de nombreux aspirants spirituels sont des perfectionnistes, dont l’ego les incite à essayer d’avancer trop vite. Ils sont sévères et impitoyables envers eux-mêmes et aboutissent à une situation tendue. Ils génèrent frustration et colère, contre eux-mêmes et tous ceux qui les entourent. Évidemment, c’est bien de viser la perfection, mais nous devons rester pragmatiques. Il est préférable de progresser graduellement, étape par étape. Sinon, vous risquez de sauter trop vite et de vous casser la jambe. Pour réussir dans votre pratique du Dharma, il est préférable d’être à l’aise, détendu et réaliste, en ajustant l’intensité de votre pratique au jour le jour en fonction de votre situation.
Être pragmatique, c’est aussi être ouvert pour adapter sa pratique aux conditions extérieures. Par exemple, dans cette salle de méditation, nous sommes assis ensemble, jambes croisées sur des tapis orientaux, entourés de belles statues et de peintures des bouddhas ; une odeur d’encens flotte dans l’air et des bougies brûlent sur l’autel. Naturellement, il est facile de méditer dans une atmosphère aussi positive.
Cependant, si vous vous trouvez dans un autre environnement, comme un train ou un avion, ce n’est pas une excuse pour abandonner votre pratique. En l’absence d’images visibles des bouddhas, vous ne ressentez pas la présence du Bouddha. L’endroit semble complètement manquer de spiritualité et vous avez l’impression de vous noyer dans le samsara. Ou peut-être qu’à la maison, votre famille ne vous permet pas d’avoir un autel, ou d’exposer ostensiblement des images d’êtres éveillés. Et parce que vous savez à quel point cela les contrarierait, vous vous abstenez de dire vos prières à haute voix. Puis en repensant avec nostalgie à cette paisible salle de méditation, vous vous dites : « Maintenant, on dirait que je suis dans un monde différent. Aucune photo des maîtres spirituels ni des bouddhas, aucune bougie ni encens, et je ne peux pas chanter mes prières. Comment puis-je pratiquer le Dharma ? »
De telles pensées d’insatisfaction illustrent l’œuvre de l’esprit dualiste. Vous avez réussi à rationaliser votre abandon de la méditation, sans comprendre la beauté de la voie progressive vers l’éveil, qui explique comment méditer dans n’importe quel environnement, que ce soit en mangeant, en buvant, en parlant, en voyageant ou autre. Les accessoires religieux sont utiles, bien sûr, mais pas indispensables à la pratique. D’ailleurs, je trouve que les toilettes sont un excellent endroit pour une méditation tranquille, sans être dérangé, loin du bruit et de la confusion. C’est un bon endroit pour prendre refuge.
Il est en réalité possible de trouver un enseignement du Dharma dans tout ce que nous voyons : la télévision, les films, les journaux, le vent qui souffle, les mouvements de l’océan ou le changement des saisons. Si nous observons le monde du point de vue du Dharma, nous pouvons acquérir une compréhension profonde de la réalité, y compris de l’impermanence et de la loi de cause à effet. « Toutes ces choses changent, exactement comme moi. » Nous nous promenons habituellement comme dans un rêve, inconscients des changements et des mouvements qui se produisent autour de nous. Ou alors, nous les tenons pour acquis. Il est facile de rejeter ce que la télévision et les films tentent de nous montrer comme étant de simples chimères. De tels préjugés ne font qu’accroître notre ignorance et fermer la porte à la sagesse.
Si au contraire nous ouvrons l’œil de notre sagesse et laissons l’univers révéler sa réalité, nous pouvons accroître notre connaissance et pratiquer le Dharma à tout moment et en tout lieu.
Tout ce que nous voyons peut nous rappeler que la loi de cause à effet régit tout changement, que chaque transformation a une raison précise ; ainsi nous comprendrons progressivement le karma. Nous cesserons de croire que les expériences nous tombent dessus toutes faites, comme un café instantané. Notre sensibilité à l’évolution constante de notre système nerveux s’affinera à mesure que nous observerons comment notre esprit et notre corps changent continuellement.
Une fois que nous aurons acquis une profonde compréhension des causes et effets et que nous verrons que chaque action a une conséquence précise, nous réaliserons à quel point il est important d’être consciencieux dans tout ce que nous faisons. La conscience du karma conduit à porter une attention spontanée à notre propre comportement. En comprenant que les actions positives mènent inévitablement au bonheur et les actions négatives à la souffrance, nous devenons plus sélectifs et plus conscients quant à la nature de nos propres activités. En revanche, si la loi de cause à effet ne guide pas notre vie, il n’y a pas de pratique du Dharma, et sans elle, il ne reste que l’ignorance et la souffrance.
Une conscience attentive et soutenue de nos actions physiques, verbales et mentales, depuis le réveil jusqu’au moment de s’endormir le soir, est plus profonde et intense qu’une heure de méditation chaque matin. C’est logique : une heure de méditation n’est rien comparée à une journée de pratique. Et si nous considérons les énormes avantages d’une seule journée d’attention au karma, nous pouvons nous prémunir contre l’apathie et la dépression qui contaminent souvent notre pratique.
L’une des raisons pour insister sur l’importance de surveiller notre karma est que les Occidentaux sont toujours très intéressés par la méditation. Ils aiment la méditation, mais ne sont pas très contents quand on leur offre des enseignements sur le karma. Ils se plaignent que le karma est trop lourd. Mais nous ne devons pas céder à l’anxiété. Notre corps, notre parole et notre esprit sont déjà lourds ; il n’y a pas besoin d’enseignements pour les rendre lourds, nous sommes lourds.
Je n’insinue pas que la méditation est sans importance, mais veux simplement dire que même si nous avons du mal à pratiquer la méditation de façon formelle, nous pouvons toujours parfaitement pratiquer le Dharma. Du coup, méditer signifie être toujours attentif à nos actions et cultiver une attitude d’amour bienveillant plutôt que d’exploitation. C’est de la méditation. En fait, compte tenu de notre niveau actuel de développement spirituel, ce type d’approche de notre pratique peut s’avérer plus précis et réaliste que la méditation sur des sujets tantriques profonds.
Si nous arrivons à être vigilants à l’instant présent, c’est que nous avons accompli quelque chose d’important. Prenez le moment présent. Nous sommes tous ici, physiquement, dans cette pièce, mais notre esprit est ailleurs, probablement en train de penser à l’avenir. « Après ce cours de méditation, je vais… » Nous rêvons à autre chose et le moment présent nous échappe. Alors même que je vous parle, mon esprit pense au Tibet. Je ne suis pas vraiment avec vous.
Il existe une puissante méthode du Dharma pour amener l’esprit dans le présent. Chaque matin, dès que vous vous réveillez, vous devez penser comme suit : « Quelle chance que je sois encore en vie, et que je sois un être humain, plutôt qu’un chien ou un poulet. Avec ce corps et cet esprit humains, j’ai le pouvoir de comprendre mon esprit et de pratiquer le Dharma. C’est une chose que les animaux ne peuvent pas faire. Je dédie donc cette journée à l’accomplissement de l’éveil. Pour atteindre ce but rapidement, je dois éviter les actions impures et émettre une vibration positive vers autrui. » La puissance de cette dédicace vous aidera à garder votre attention et votre contrôle au plus haut niveau tout au long de la journée.
La plupart des gens passent leur temps à penser à ce qu’ils veulent faire demain, dans vingt-cinq ans ou le reste de leur vie. C’est de la folie. Les événements qui se produiront dans vingt-cinq ans ne sont rien d’autre que le résultat d’un processus de transformation en cours d’un moment à l’autre, même maintenant. Le moment présent évolue vers le moment suivant, qui se transforme en un autre. Aujourd’hui se transforme en demain, demain en la semaine prochaine, l’année prochaine, etc. Si le processus d’évolution ne dépendait pas des événements qui se produisent en ce moment même, il ne se passerait rien dans vingt-cinq ans.
Bien que l’avenir dépende du présent, c’est dans la nature de l’ego humain de se préoccuper de l’avenir, plutôt que d’agir maintenant.
Quand vous méditez, méditez. Quand vous mangez, mangez. Quand vous cuisinez, cuisinez. Essayez de remplacer vos fantasmes sur l’avenir par la conscience de l’instant présent. Ce n’est qu’à ce moment-là que vous serez réaliste.
Il est ridicule d’accorder trop d’attention à ce qui va se passer dans l’avenir, car vos projections à ce sujet ne sont que le produit de votre esprit halluciné. Cependant, c’est malheureusement un passe-temps courant d’échafauder des plans concrets pour l’avenir. « Je dois m’assurer d’obtenir assez de ceci et de cela pour les prochaines années. » Vous allez peut-être mourir avant la fin de la semaine. S’inquiéter de l’avenir n’est qu’une perte de temps et d’énergie.
Beaucoup de gens ne croient pas à l’éveil parce qu’ils n’ont jamais rencontré ou vu un être éveillé. Je leur demanderais : « Pouvez-vous voir demain ? » Si non, d’où viennent les conceptions concrètes qui forment la base de tous leurs plans d’avenir ? Ils s’inquiètent de ce qui se passera dans un avenir qu’ils ne peuvent pas voir, mais ils n’acceptent pas l’éveil au motif qu’ils ne peuvent pas le percevoir.
D’un point de vue karmique, nous devons nous préoccuper de l’avenir, mais nos préoccupations actuelles sont corrélées de façon erronée. La confusion générale vis-à-vis de l’avenir se manifeste par ce type de questions, souvent posées aux maîtres et aux prêtres : « Quand je mourrai, irai-je au ciel ou en enfer ? Croyez-vous que je serai heureux l’année prochaine ? » Avec la sagesse du Dharma qui met en évidence la loi de cause à effet, il est facile de prédire ce que l’avenir nous réserve. Une attitude positive et vertueuse aujourd’hui est de bon augure pour demain. Si le flux de l’esprit est pur et clair aujourd’hui, alors il est certain qu’il le sera demain. Nous avons donc la capacité de prédire l’avenir : en utilisant notre propre sagesse. Nous pouvons voir que vivre et mourir dans le bonheur, ou dans le malheur, dépendent d’une attitude positive ou négative, dont il faut s’assurer dès à présent. Il est inutile de courir auprès de nos enseignants spirituels pour leur demander ce qui va se passer. Nous avons le choix entre subir la mort misérable d’une vache ou faire l’expérience d’une mort heureuse de méditant. Cela dépend de notre karma. Si les causes et les conditions (du lait, de la température de l’air, etc.) sont réunies le soir, on obtiendra en résultat un bol de yogourt le lendemain matin.
Il est stupide de demander aux êtres supérieurs et aux clairvoyants s’il y aura une catastrophe mondiale dans les prochaines années. Des catastrophes se produisent tout le temps. En comprenant le karma, nous pouvons voir que ce système solaire est le produit des perturbations, il est naturellement assailli par les guerres et les désastres. Se tourmenter et s’inquiéter à ce sujet est donc un gaspillage d’énergie. Ce dont nous devons nous inquiéter, c’est de nous efforcer de rester aussi paisibles, positifs et conscients que possible. Voilà tout ce que l’on peut faire.
Passons maintenant à l’autre aspect essentiel du Dharma, celui de l’analyse de l’ego. L’ego est la conscience qui ne comprend pas correctement la nature du je, le soi. Nous sentons généralement que le je existe de façon vague quelque part à l’intérieur du corps, mais notre esprit superficiel ordinaire ne cherche jamais à le localiser avec précision. Pour acquérir une image correcte de la réalité, il est nécessaire d’enquêter en profondeur et d’essayer de savoir exactement où ce je réside. Sinon, nous continuerons d’être bernés, trompés par un point de vue qui, bien que superficiel à certains égards, s’accroche encore à un sentiment profond et concret du soi. Quand nous faisons une recherche approfondie de nous-mêmes, en regardant dans tout notre corps et notre système nerveux, nous ne pouvons jamais le trouver. Parfois, il se peut que nous pensions l’avoir localisé, mais en y regardant de plus près, nous pouvons voir que nous avons été trompés.
Bien qu’il existe une technique spécifique pour essayer de localiser le je, chacun d’entre nous doit effectuer sa propre enquête par rapport à la manière très individuelle et instinctive avec laquelle il s’appréhende lui-même. Certaines personnes ont un vague sentiment que le je est dans leur poitrine, d’autres le sentent dans leur tête ou leur estomac. Quand quelqu’un est troublé et tient sa tête entre les mains, ou qu’il se frappe le front en étreignant son cœur, cela indique à quel endroit il ressent le plus fortement son je à ce moment-là. Chacun de ces gestes est un symptôme de l’ego de la personne, qui projette une impression particulière du soi. Mon symptôme, par exemple, est de me cacher derrière mon habit de moine. Le fait que nous ayons chacun nos propres symptômes montre que le sentiment intuitif du je n’est qu’une interprétation de l’ego. Si le je était quelque chose de substantiel, nous serions bien plus souvent d’accord sur ce qu’il est et où il se trouve.
Le soi imaginé par l’ego a une nature mystérieuse et inaccessible. C’est parce qu’il n’y a pas d’entente générale sur ses qualités ou son emplacement : nous avons chacun nos propres sentiments à son égard. C’est précisément pour cette raison que chacun doit lui-même voir son je imaginaire. Personne ne peut le faire à sa place. Pourtant, même avec la sagesse introspective la plus précise qui recherche le je dans chaque cellule du corps, il reste impossible à localiser. C’est comme un voleur qui nous surprend quand nous ne regardons pas et se cache dès que nous nous retournons. Quand nous sommes détendus et ne faisons pas attention, il avance sur la pointe des pieds comme un démon prêt à attaquer, mais si nous le poursuivons, il disparaît soudainement comme si la terre l’avait avalé. C’est exactement comme ça que notre esprit sournois nous trompe. L’hallucination de l’ego qui montre un je concret, existant en soi est comme un voleur. Nous sommes certains qu’il est là, mais dès que nous le cherchons, il disparaît.
Notre esprit continuera à nous tromper jusqu’à ce qu’on l’attrape enfin sur le fait ! Jusque-là, nous continuerons à porter en nous un fort sentiment intuitif du je, et une vague notion qu’il existe quelque part, probablement dans le corps.
La seule façon d’arrêter cette fantaisie est d’observer l’objet de notre hallucination, en l’occurrence notre propre moi, de l’examiner attentivement et de voir ce qu’il est réellement. Puisque le je imaginaire est comme un voleur furtif, il est nécessaire d’utiliser une astuce pour le capturer. Nous devons, d’une manière ou d’une autre, mettre l’objet en question bien en vue pour l’examiner de près. Parce que c’est dans les états d’émotion intense que le je imaginé est le plus fort, nous devons tirer profit de ces situations, regarder la sensation patente d’un je qui est apparue et essayer de le localiser et de l’identifier. Une autre technique efficace consiste, pendant la méditation, à évoquer délibérément une crise émotionnelle afin de faire remonter à la surface ce sentiment du je. Dans les deux cas, le méditant doit être extrêmement vigilant s’il veut capturer cette image avant qu’elle ne disparaisse. Par cette pratique, il finira par découvrir que le moi qu’il a toujours cru exister n’a aucun fondement. C’était, et c’est toujours, rien de plus qu’une idée fantasque.
Toutes nos souffrances et nos peurs n’existent que parce que nous acceptons passivement le moi illusoire projeté par l’ego. Parce que ce moi semble exister concrètement, il semble être profondément impliqué dans les expériences de gain et de perte et les sentiments de dépression et d’exaltation qui les accompagnent. C’est, en fait, la base de toutes nos souffrances.
À un moment donné de sa contemplation, le pratiquant comprend clairement que toute sa misère naît d’une image projetée et déformée par son propre esprit, une image qui n’a aucun fondement dans la réalité. À ce stade, il a atteint un état d’esprit indestructible, au-delà de toute peur. Quand les méditants tibétains atteignaient ce niveau de réalisation, ils utilisaient une technique habile pour mettre leur nouvelle expérience à l’épreuve. Ils s’imaginaient dans une situation extrêmement effrayante ou forte en émotions et observaient ensuite leurs réactions. Si aucune sensation intense de peur ne s’élevait dans leur esprit, craignant une perte ou une douleur, ils pouvaient être certains de leurs réalisations intérieures. Ce type d’expérimentation est comparable à la façon dont les idées sont testées dans les études scientifiques. Ici, cependant, l’expérience est interne et très personnelle.
Selon la philosophie du grand enseignant indien Nagarjouna, le moi qui apparaît intuitivement à notre esprit n’existe nulle part dans toute la structure atomique du corps. Ce mode de pensée ne doit pas être confondu avec le nihilisme, qui affirme qu’absolument rien n’existe. Qu’est-ce qui existe, alors ? La réponse se trouve dans la philosophie de la voie du milieu de Nagarjouna, qui réfute l’existence du soi imaginé par l’ego, tout en affirmant un soi relatif, produit en dépendance.
Il ne s’agit pas simplement d’un concept philosophique ; cela ne m’intéresse pas ici de parler de philosophie. C’est une méthode pragmatique pour découvrir ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. Et si vous observez cela par vous-mêmes, vous verrez de quelle façon votre propre ego imagine l’existence d’une chose qui n’existe pas du tout.
Quand un bébé naît, les parents donnent arbitrairement un nom à la petite bulle qui est subitement apparue. Ils n’ont aucune raison logique de choisir ce nom spécifique pour cette bulle particulière. « Tu aimes le prénom Christina ? – Oui, ça me plaît. – Bien, alors appelons-la Christina. » Ce n’est pas comme si la mère et le père pouvaient voir que le moi ou la conscience la plus intime du bébé appartenait, dans sa nature même, à une catégorie qui s’appellerait toujours « Christina ». Ou que quelque chose dans ce bébé attend d’être appelé par son vrai nom, « Christina ». À la lumière de la philosophie de Nagarjouna, il s’agit simplement d’une bulle qui apparaît et est ensuite appelée par un nom. Christina est cette combinaison d’un mot et d’une bulle.
Mais l’ego ne se contente pas d’être une bulle avec un nom. Ainsi, dans sa confusion, il brouille les choses en imaginant qu’il existe autre chose. « Je suis davantage qu’une simple bulle, j’ai ma propre expérience en dehors de ça. » L’ego a pour nature d’être insatisfait et il améliore et embellit intelligemment son identité en lui donnant des formes et des couleurs issues de sa propre imagination. De même qu’il ne se contente jamais d’une richesse ou d’une beauté déterminée, quelle qu’en soit la quantité, il ne se contente pas non plus d’être simplement un nom et une bulle. Il ne peut pas accepter la simple réalité : les choses telles qu’elles sont réellement. Par exemple, maintenant que je suis en Espagne, je n’aime plus être Tibétain. Je préférerais être un bel Espagnol avec une chouette moustache. Où que j’aille, je veux être différent. Je ne peux pas admettre ou accepter qui je suis, ou ce que je suis. C’est incroyable comme l’ego est irréaliste ! Son monde est comme le plastique : une pure imitation.
En référence au monde fantaisiste de l’ego, le Bouddha a dit : « Tout est illusion. »
Pour comprendre le vrai sens de cette affirmation, voyons d’abord ce que signifie le monde de l’ego. Votre monde correspond à tout ce que vous ressentez par la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher et la pensée ; en d’autres termes, il est composé de toutes vos perceptions sensorielles. L’ego de chacun crée son propre monde personnel. Vous ne vivez pas dans mon monde ; vous vivez dans le monde illusoire de votre propre ego. Pourtant, lorsque certaines personnes entendent que tout n’est qu’illusion, elles interprètent à tort que cela signifie que rien n’a d’importance. « Fantastique ! Je peux voler, boire, prendre de la drogue et halluciner avec du LSD à volonté. Qui s’en soucie ? Ce n’est qu’une illusion de toute façon. »
On utilise divers termes pour se référer à la nature ultime de la réalité. Parfois on l’appelle vacuité, car la vraie nature de tout phénomène est vide, par opposition à l’imagination de l’ego, qui est pleine. Pleine de quoi ? Pleine de concepts, d’attentes, d’angoisses et de projections qui n’ont rien à voir avec la réalité. De façon ultime, tout est vide. La réalité est aussi appelée vide, le vide étant l’opposé du monde solide et concret imaginé par l’ego. Tous les phénomènes, samsariques comme spirituels, sont vides par leur nature même.
Il est essentiel d’éliminer la conception erronée de l’ego à propos de la réalité, car elle est la racine de toute souffrance. La vue de l’ego est avilissante et irréaliste, elle produit une mauvaise opinion de soi et des autres. Elle sous-estime nos véritables potentialités et qualités, créant ainsi un sentiment d’insécurité et de défense. De plus, avec ce genre d’attitude négative, nous nous engageons facilement dans des disputes et des combats les uns avec les autres. L’ego est de nature politique. S’il n’y avait pas d’ego, il n’y aurait aucune raison de se disputer.
Les conceptions erronées de l’ego sur la réalité nous maintiennent également dans la servitude, que ce soit la servitude de fer de l’existence mondaine ou la servitude dorée d’un mode de vie spirituel. La servitude de fer correspond à notre souffrance mentale et physique continuelle dans le cycle des existences insatisfaites appelé samsara, tandis que la servitude dorée consiste à être l’esclave de conceptions erronées et de fausses philosophies.
Beaucoup de philosophies ont une belle apparence, une belle façade dorée. Cependant, aussi respectables puissent-elles paraître, ces vues erronées nous attachent encore à l’ignorance et à la souffrance. Le but suprême est d’être libéré de toute servitude. Mais je ne veux pas dire être libre au sens révolutionnaire du terme. Vous pensez peut-être que ce lama essaie de lancer une autre révolution espagnole ! Non, j’essaie juste de provoquer une révolution dans votre esprit.
Colophon : Enseignement donné en anglais par Lama Yéshé à Ibiza, en Espagne, en 1978. Publié en anglais dans Wisdom Energy 2, puis sur le site lamayeshe.com. Traduit en français par les Éditions Mahayana, juillet 2019.